L’anti-calife 2 par Peter Lamborn Wilson.
IV. Le Temps Cyclique.
Pour l’Ismaélisme, l’histoire prend place au sein de cycles. C’est une manière d’évaluer le Temps, de symboliser la voie dans laquelle le signifiant pénètre le temps. Mais les ismaéliens ne mettent aucune emphase sur le déclin (comme dans le mythe de l’Age d’Or, d’Argent, de Bronze et de Plomb) autre que comme un changement en lui-même. Pour l’esprit conservateur, les choses deviennent toujours pires : la perfection repose dans le passé doré. Le radical voit la matière de manière plus complexe : le passé englobe une certaine primordialité, les origines et les révélations, mais le temps peut aussi présenter certaines ouvertures, certains processus ou progressions. La notion moderne du « progrès » n’a rien à voir avec cette ouverture ; une conception cyclique du temps n’admet aucun point omega, aucune perfection ultime non plus dans le passé ou le futur.
Chaque sous-cycle dans la gnose ismaélienne est « dirigé » par un Prophète qui représente l’aspect extérieur de la Révélation, et par un Saint (ou asas, d’où le mot « Assassins ») qui représente le côté intérieur. Moïse, par exemple, apporta la Loi – Aaron enseigna sa signification ésotérique. Jésus parlait en paraboles – Saint Jean Baptiste (ou quelque autre figure gnostique) dévoila leur signification cachée aux Élus. Mahomet apporta le Coran et la Shariah ; Ali dévoila leurs significations secrètes.
L’Islam Orthodoxe proclame – comme toutes les religions établies – qu’il est le cycle final de la Révélation. Reconnaître un Prophète après Mahomet c’est par conséquent cesser d’être un musulman. Les ismaéliens acceptent cela, mais ils maintiennent que le cycle de la prophétie a été remplacé par le cycle des interpréteurs ésotériques. En un sens, cela ne représente pas un déclin de la qualité du temps, mais plutôt un avancement, ou au moins une chance extraordinaire : la signification interne de la révélation enseignée auparavant aux Élus sera le sentier extérieur accessible à tous. Le temps est tourné sens dessus-dessous, la Révélation et la Loi regorgent de significations si cachées qu’elles semblent transformer chaque mot et ordonnance en leur contraire.
Pour les ismaéliens, ce dévoilement commence avec Ali, passe aux six premiers imams chiites, ensuite de Jafar al-Sadeq à son fils Ismaël, le septième Imam – ensuite aux « Anti-Califes » égyptiens de la dynastie Fatimides.
Les Fatimides croyaient que leurs Califes étaient du sang des descendants d’Ali et du Prophète au travers de Fâtima [22] : ceux-là étaient les Imams, les dirigeants du monde séculier et du monde spirituel : des rois et des saints. Les initiés de haut rang se voyaient enseignés les secrets ésotériques de l’ismaélisme mais extérieurement, la Shariah était toujours respectée. Pour le cercle intérieur, cette conformité extérieure était appelée « taqiyya » ou « dissimulation » ; les daïs [23] fatimides ou missionnaires (tels Nasir-i-Khusraw) étaient autorisés à pratiquer la taqiyya, prétendant ainsi être sunnites ou chiites orthodoxes si nécessaire.
Les ismaéliens perses ou Nizari, les Assassins, se séparèrent des Fatimides sur une question de légitimité – i.e. quant à la succession du Califat – Imamat. Ici réside un problème confus : l’Aga Khan actuel, chef des ismaéliens nizaris, proclame qu’il descend du prétendant Fatimides Nizar, qui à son tour prétendait descendre d’Ali. Les Nizaris maintiennent que leur fondateur, Hassan i Sabbah, fit secrètement sortir du Caire le fils de Nizar, l’emmena à Alamut et l’éleva en secret. Cet Imam caché se maria et eut un fils qui se maria et eut un fils qui fut Hassan II, sur Lui soit la Paix, celui qui proclama la Qiyamat de 1164. Selon l’Aga Khan, l’abrogation de la Shariah coïncidait ainsi avec la manifestation ouverte de l’Imam légitime. Cette prétention fut soutenue devant un tribunal britannique de Bombay au 19e siècle.
Du fait que les Mongols ont brûlé la grande bibliothèque d’Alamut, l’histoire ismaélienne fourmille de lacunes. Aucune preuve réelle ne supporter l’histoire de l’enfant de Nizar. Quelques historiens croient que cette prétention à la légitimité a été forgée de toute pièce. Mais qui aurait monté un pareil canular ? Hassan i Sabbah ? Apparemment il prêchait seulement au nom du prétendant assassiné et n’a jamais mentionné aucun enfant sauvé du massacre. L’auteur du canular fut-il Hassan II, le Maître de la Qiyamat ? Non. Dans les descriptions les plus anciennes de la Qiyamat, il se présente lui-même comme parlant au nom de l’Imam. Apparemment, ce n’est qu’après sa mort violente, quelques années après la Qiyamat, qu’il se proclama ouvertement Imam.
Ces problèmes historiques vexants doivent être soulevés si la véritable nature de la Qiyamat doit être dévoilée. Corbin croyait, avec justesse, que la Qiyamat était un événement purement ésotérique, et qu’elle n’avait rien à voir avec la légitimité. Il sentait que les prétentions subséquentes de légitimité constituaient en fait une trahison du sens le plus profond de la Qiyamat, un essai à forcer la libre esprit à entrer dans un dogme, un culte et une histoire.
Par opposition au concept de la légitimité du sang, Corbin mit l’accent sur l’adoption sur un plan spirituel, la vision initiatique qui peut relier deux âmes en une seule, même si elles sont séparées par le temps, l’espace et la génétique. De plus, Corbin introduit le concept typiquement ismaélien de « l’Imam de son propre être » : tout qui a la gnose de soi-même, a la gnose de l’Imam archétypal et, en effet, « devient » ainsi l’Imam. Dans l’hypothèse de Corbin, une telle vision théophanique permet à Hassan II de parler « au nom de l’Imam, afin de lever les voiles de la taqiyya pour toujours et pour tous les gnostiques, d’abroger la Shariah et de proclamer sa signification cachée. » En fait, même si le Qa’im ou Saheb-i Qiyamat a parlé pour lui-même en tant qu’Imam, il peut l’avoir fait avec le plus grand droit selon les doctrines de l’adoption spirituelle et de la réalisation de l’Imam intérieur. Un événement tel la Qiyamat consiste en une intersection entre l’histoire et le « Maintenant toujours » intemporel ; le replacer au niveau du sang c’est le ruiner. En un sens, tout le monde peut être l’Imam ; en un sens, tout le monde est déjà l’Imam.
Avec tout le respect pour l’Aga Khan (et tout particulièrement pour le troisième, ce bon vivant [24] qui a donné son poids en diamants et écrivit un traité sur Hafz) le présent texte préfère suivre la version corbinienne de la Qiyamat : une totale ouverture de la vérité ésotérique qui libéra ses sectateurs de toutes formes extérieures d’autorité relevant de la Révélation, de la Loi ou du sang.
Chaque adhérent à la Qiyamat ne devient pas soudainement et miraculeusement un saint parfait. Mais les chaînes de la Loi furent rompues pour tous ceux qui adhèrent et entendent, pour tous ceux qui savent. Un nouveau cycle a été inauguré ; ceux qui le réalisent sont en lui ; le temps a une valeur différente pour eux. Au sein de ce cycle, de différents chercheurs atteignent différents degrés de réalisation. Cependant, pour chacun le sentier commence maintenant par une interprétation ésotérique (ta’vil). Les significations du Coran et de la Shariah sont à présent intériorisées.
– La prière commence tout processus ou acte qui sert à ouvrir la conscience à l’« Imam de son propre être » ;
– l’abstinence devient l’évitement de tout ce qui empêche cet accroissement de la conscience ;
– le pèlerinage signifie des efforts majeurs afin d’unifier la conscience individuelle avec sa manifestation ultime en tant que Soi ;
– la croyance en Allah, aux Prophètes, aux Anges signifie une compréhension ésotérique de la théologie en tant que symbolique ;
– la charité signifie la générosité de soi, l’interdépendance ouverte et la réalisation mutuelle de toute vie (tout particulièrement de la conscience qui peut être donnée et partagée) ;
– la justice (sixième pilier du Shi’isme) signifie la réalisation simultanée du Soi en soi et dans les autres, dans toute vie ;
– le Jugement Dernier signifie la Résurrection telle qu’enseignée par le Pîr Hassan II. L’Enfer et le Paradis sont vus comme des états présents et intérieurs ; l’eschatologie en son sens littéral est niée ou ignorée.
Ce nouveau Cycle témoigne d’une élévation dans la politique aussi bien que dans la théologie. Si toute personne est potentiellement l’Imam et participe à l’autorité de l’Imam au travers de la Qiyamat, alors chaque individu est son propre dirigeant – un système qui pourrait être taxé d’anarcho-monarchisme paradoxal ! Nous pouvons à peine imaginer ce que cela pourrait signifier pour les gens d’Alamut, qui, dans tous les cas, n’ont joui que de quelques années de révolution totale. Hassan II fut probablement assassiné par des éléments conservateurs au sein de la communauté ismaélienne, éléments incapables de partager sa vision utopique.
Mais, pour ce texte – l’Anti-Calife – la Qiyamat signale le commencement d’un Cycle qui est toujours en cours de dévoilement. Suivant Corbin, nous pouvons expérimenter la Qiyamat dans le alam-i-mithal ou Plan Imaginal, et recevoir sa gnose directement et sans médiateur. La Qiyamat survit et nous pouvons y participer.
Au travers de la Qiyamat, le « Maintenant éternel » reste toujours accessible ; de plus, l’histoire elle-même est à présent définie pour nous par notre conscience-qiyamat. Ainsi, nous apparaissons comme d’authentiques interpréteurs de la Qiyamat, capables d’en expliquer le dévoilement passé et le présent, ses stratégies sans cesse changeantes, ses énergies perpétuellement révolutionnaires.
Par exemple : que dirait aujourd’hui la Qiyamat au sujet de… la libération sexuelle ? au sujet de la révolution sociale ? au sujet de la voie spirituelle authentique actuelle ? En utilisant ces questions en tant qu’exemples, traitons l’Anti-Calife comme une boule de cristal et mettons-nous en transe avec les images, les flashes et les lumières prismatiques.
V. La Sexualité et l’Herméneutique.
La plupart des sectes antinomiennes [25] ont été accusées de licence sexuelle, de sexualité polymorphe et perverse, et de nombreux cultes ont en fait pratiqué des variantes de l’« amour libre ». Les Adamites [26] et les Familles de l’Amour ne contractaient jamais de « mariages avec les cieux » afin de signifier qu’ils ne prenaient aucun mariage ici sur terre puisque pour eux le Millenium était déjà là. Pour Alamut aussi le Millenium était déjà arrivé, et bien que nous ne sachions quasiment rien au sujet de l’amour parmi les Assassins, nous pouvons aisément l’extrapoler. La philosophie Qiyamat mène logiquement à une position contemporaine extérieure similaire à celle tenue par les libérationistes sexuels les plus radicaux.
Une des incompréhensions les plus communes au sujet de l’antimonianisme veut qu’il cause (ou soit synonyme de) libertinisme – de faire « tout ce que l’on veut sans égard aux autres », à leurs valeurs ou à leurs vies. Heureusement, Nietzsche (cet islamophile) résolut ce point une fois pour toute et pour tous, sans égard à leur secte ou croyance : « par delà le bien et la mal » ne signifie rien sans cette « auto-amélioration » ou « sublimation » qui rend impossible la banalité d’un « mal » inutile et auto-destructeur. L’antinomien peut commettre des crimes aux yeux de la société ou de la loi, mais seulement d’un point de vue éthique personnel qui va bien au-delà de tout code moral. L’éthique antinomienne agit ainsi précisément car elle est Imaginale, « construite » par l’individu, personnel et central.
L’Islam débute comme une des très rares religions pro plaisir sexuel que l’humanité a connue. Paul peut dire qu’il est meilleur de se marier que de brûler, mais le Prophète conseille à un disciple de « se marier à une jeune femme afin de jouir de la vie » – et dit encore « j’aime trois choses dans ce monde : les femmes, le parfum et la prière ». Il se maria onze fois, permettant à ses disciples de prendre chacun quatre femmes et d’innombrables concubines ; une fois, il institua un « mariage temporaire », qui est toujours pratiqué par les chiites. Il permit le contrôle des naissances (mais non de l’avortement). Cette très haute mise en valeur du plaisir sexuel a mené à un aspect « tantrique » de la spiritualité islamique, exemplifiée par l’exposé d’Ibn Arabî (dans Chatons de la Sagesse) de la relation sexuelle en tant que forme suprême de la contemplation :
« Mais tandis que la Réalité Divine est inaccessible en rapport de l’Essence, et qu’il y a contemplation uniquement dans une substance, la contemplation de Dieu dans les femmes est des plus intenses et des plus parfaites ; et l’union qui est la plus intense… est l’acte conjugal.
… Dieu fait germer les formes du monde par la projection de Sa Volonté et par le Commandement Divin… qui se manifeste lui-même en tant qu’acte sexuel dans le monde des formes constitué par les éléments, comme la volonté spirituelle (al-himmah) dans le monde des esprits de la lumière, et en tant que conclusion logique dans l’ordre discursif, la chose entière n’étant qu’un acte d’amour du ternaire primordial se reflétant lui même dans chacun de ses aspects.
Les gens savent bien que je suis amoureux ; seulement il ne savent pas de qui…
Cela s’applique bien à celui qui aime seulement la volupté, c’est-à-dire celui qui aime le support de la volupté, la femme, mais reste inconscient dans le sens spirituel de ce dont il est réellement question. Si il le savait, il connaîtrait par la vertu de ce dont il a joui, et qui (réellement) jouit de la volupté ; ensuite il serait (spirituellement) parfait ».
Aussi révolutionnaire que cela puisse l’être, Ibn Arabî écrit toujours d’un point de vue essentiellement masculin, point de vue qui imprègne tout le Coran et les Hadiths. Les femmes sont vues en elles-mêmes comme des individualités avec des âmes, mais aussi en tant que propriété virtuelle des hommes. Le « Principe Féminin » est de façon notoire très difficile à localiser dans l’Islam. On trouve toutes sortes d’indices et d’échos de l’Anima, au niveau mystique et populaire et syncrétique, : le culte de Buraq [27], le culte de la Bien-aimée dans la poésie perse. La femme voilée et recluse devient le symbole de tout ce qui est ésotérique et caché. Mais, de manière ouverte, en termes contemporains – les femmes sont simplement opprimées. Des exemples de ce fait sont déjà bien connus et constituent une charge majeure contre l’Islam orthodoxe. Comment un mystique contemporain de la Qiyamat traiterait-il ce problème ?
Une liberté ou un plaisir qui repose sur l’esclavage ou la misère d’autrui ne peut finalement satisfaire le moi car il est une limitation et une restriction du moi, une admission de l’impuissance, une offense contre la générosité et la justice. Notre liberté dépend de celle des autres, car nos destins sont inextricablement liés avec ceux des autres, tout particulièrement avec ceux que nous aimons. Notre texte – l’Anti-Calife – recommanderait sans aucun doute (avec l’abrogation de la Shariah) l’abolition de toutes formes de mariage, de mariage temporaire, de concubinage et d’esclavage, de toutes relations humaines exprimées en termes de propriétaire / propriété (comprenant la relation parent / enfant). Maintenant, selon l’Islam orthodoxe, le résultat de cette libération serait simplement un état de péché débridé et de désordre. Mais, en renversant la Shariah, les ésotéristes ont, non seulement supprimé, mais en fait intériorisé sa signification. Ils ne veulent plus trouver refuge dans la forme vide lorsque l’essence d’une relation (amour, amitié, avantage mutuel) a été empoisonnée par l’animosité et la possessivité. Cette signification spirituelle du plaisir sexuel met une barrière pour eux à toutes attitudes égoïstes, à toutes violences, à tous ressentiments et fétichismes froids – bref, à tout libertinage.
En outre, la polarité masculin / féminin peut à présent être vue et expérimentée comme étant inversée ; l’Anima acquiert maintenant une certaine ascendance (et c’est la signification des sectes islamiques syncrétistes du Bengale et de Java qui adorent des déesses telles Kali ou Loro Kidul [28]. On dit qu’une fois le Prophète permit à deux déesses païennes de survivre en tant que consorts d’Allah – et donc cet Islam « féminin » peut être considéré comme authentique et même « pré coranique » !). Dans la pratique, cette féminisation de l’Islam ou renversement des polarités doit impliquer un code de comportements sexuels à la fois éthiquement élevé et hautement humain, comprenant une forte mise en valeur du plaisir et de la convivialité (« vivre ensemble ») en tant que pratiques spirituelles, en tant que « vie saine », virtuellement comme buts en eux-mêmes.
La Shariah confère de nombreux privilèges au mâle adulte hétérosexuel, mais peu aux autres. L’homosexualité, par exemple, est strictement interdite. Les dévots du Jeu des Témoins, en théorie, reste chastes, maintenant que le désir pour un garçon est permis même si une union sexuelle est interdite. Certains hadiths semblent supporter ce point de vue ; par exemple, on dit que ceux qui aiment mais restent chastes et meurent à cause de leur frustration, doivent être considérés comme de saints martyrs. Iraqi et Kermani croyaient aussi dans l’efficacité yogique ou alchimique de la chasteté – mais, clairement, dans une perspective psychologique, leur voie doit en fait avoir semblé une sorte de martyr… et leur poésie contient des éléments de répression et de mélancolie.
Une telle poésie, cependant, atteint souvent une certaine opacité de code ; de plus, de nombreux textes hérétiques ont disparu. Un mystique est-il déjà tombé sur l’idée de combiner le Jeu du Témoin avec la Qiyamat, avec l’abrogation de la Shariah ? Quelques derviches montrèrent ouvertement une joie allant au-delà des « regards » ou même des baisers. Pourquoi n’auraient-ils pas joui d’une philosophie – une herméneutique spirituelle du sexe – avec laquelle comprendre leurs pratiques et construire leur apologie ?
Une telle philosophie pourrait, bien sûr, intéresser tous ceux qui croient dans la liberté sexuelle, et non pas seulement quelques mystiques amoureux de jeunes garçons. Si nous combinons les enseignements « tantriques » d’Ibn Arabî avec la pratique réelle du Jeu du Témoin (le yoga de la musique, de la poésie, de la danse, du vin et de l’amour) sous le signe de la Qiyamat, nous arrivons à une nouvelle valuation de toutes les variétés de la sexualité – à la fois en tant que « volupté permissive » et en tant que pratique spirituelle.
Cette mise en valeur éradique toute morale orthodoxe – mais même du point de vue moderne de la « Libération Sexuelle » elle apparaît hautement radicale également. La moralité religieuse condamne le sexe non ordinaire comme péché et criminel, mais le matérialisme vulgaire condamne la sexualité elle-même à une marchandisation sans joie, à la fétichisation du désir, à la prolifération d’une pornographie de violence et à la publicité. Sans une « dimension spirituelle », la révolution spirituelle ne peut que se trahir elle-même en devenant libertinage et autres déviances.
L’Anti-Calife ose soutenir que sa nouvelle valuation de la sexualité transcende à la fois la morale religieuse et le matérialisme vulgaire. Il affirme la réalité et la centralité de l’amour physique, et en même temps, il identifie cet amour à la forme la plus élevée de l’expérience spirituelle. Il libère chaque individu amoureux d’une myriade de variété d’oppression, que ce soient les chaînes de la loi ou la bêtise de l’aliénation. Sa pierre de d’angle est la joie, et l’accord de deux monarques souverains pour la partager. Le corps et l’âme sont uns – l’érotique constitue l’essence de la spiritualité.
VI. La Justice Sociale.
A l’exception du Califat d’Ali (et de certaines autres périodes dans l’histoire islamique) les Chiites ont généralement existé en tant que minorité sans pouvoir au sein de l’Islam, et, par conséquent, ils ont élaboré un enseignement particulièrement intéressant quant à la Justice Sociale, allant même jusqu’à en faire le Sixième Pilier de l’Islam [29]. En termes politiques (bien que l’on ne puisse jamais entièrement séparer le théologique du politique dans l’Islam) le Shi’isme commence comme une forme de monarchisme mystique, une ligne de Prétendants au Califat déposés et qui prétendent à une légitimité du sang mais aussi à une prééminence spirituelle. Socialement, le Shi’isme était constitué d’aristocrates Hachémites [30] et de groupes marginaux tels les Perses aryens, des bandes de pauvres paysans, des « communistes primitifs » (tels les Qarmates [31] qui réussirent même à dérober la Pierre Noire de la Kaaba de La Mecque), des mystiques clandestins et des intellectuels dissidents (tels l’alchimiste Jabir ibn Hayyan ou la secte secrète des scientistes, « Frères de la Pureté », Ikhwan al-Safa). La Révolution, ou du moins l’espoir d’une révolution, devint le principe shi’ite. Après Ali, aucun des douze Imams orthodoxes n’a jamais régné – mais les bannières noires du Shi’isme furent portées par les Abbassides dans leur révolte réussie contre les Ommeyyades, par les Fatimides qui conquirent l’Égypte et construisirent le Caire, par les victorieux Safavides en Iran, par les innombrables rebelles d’Afrique du Nord, de Syrie, de Perse et des Indes.
Les Assassins établirent un « état » Shi’ite révolutionnaire qui consistait non pas en un unique pays dirigé par un roi, mais par un réseau de châteaux autonomes et de places fortes séparés par des milliers de kilomètres, défendus par aucune armée mais par des fedayin-terroristes, par la propagande secrète ; dévoués à l’étude de la science et à l’enseignement, et dirigés par une hiérarchie basée sur une élévation spirituelle. Avec la totale abrogation de la Shariah et avec l’enseignement de l’« Imam de son propre être » au sein de la Qiyamat, cet « état » ou réseau de communes armées doit avoir atteint un haut degré de liberté inconnue ailleurs et depuis lors dans l’Islam. Les Califes de Bagdad échouèrent à les détruire et seule l’avalanche des Mongols réussit à enterrer Alamut et ses alliés.
Au 20e siècle, les modernistes et réformateurs sunnites ont essayé de prendre exemple sur les modèles occidentaux tels le protestantisme et la démocratie. Les penseurs shi’ites, cependant, ont montré un certain intérêt dans des philosophies plus révolutionnaires. Le docteur Ali Shariati, qui est dit avoir été assassiné par la SAVAK [32], tenta un rapprochement brillant mais tendancieux entre le Shi’isme et le Socialisme qui inspira la révolution (de 1979) à de nombreux iraniens : les Moujaheddin ou Guerriers Saints, redoutés à la fois par le Shah, l’Ayatollah et le Département d’Etat américain. La révolution de Komeyni demande un Shi’isme « pur », sans mélange avec l’influence étrangère ou de l’ismaélisme extrémiste hérétique. Komeyni qui lui-même fut considéré parfois comme un mystique fou (il écrivit un traité sur Ibn Arabî) et un rebelle dans sa jeunesse, renforça la Shariah par l’exécution publique de femmes « trop libérées », de dissidents, de Mujaheddin, d’homosexuels, de drogués, de ba’hais, de soufis, de juifs, d’ismaéliens, de chrétiens, de kurdes, de monarchistes, de communistes, … un liste presque sans fin de boucs émissaires. La plupart des traces de l’expérience sociale utopique shi’ite a été mise hors-la-loi ou fut renvoyée à plus tard suite à la guerre dans le Kurdistan et en Iraq, qui consume maintenant des enfants de treize ans comme un Moloch fou. Le théâtre, la musique, la peinture, la danse et la poésie subversive sont bannis. Le Shi’isme triomphant s’est transformé en terreur comme si Cotton Mather [33] et le docteur Mengele l’avaient chauffé à blanc pour tourmenter un ennemi vaincu.
Quelle autre force du monde islamique aurait pu attirer un ésotériste intéressé dans la justice sociale ? Le Pakistan et le mouvement réformiste ? L’Arabie Saoudite avec son pétrole et son wahabisme [34] ? Khadafi ? Peut-être les rebelles afghans ?
Il se peut que certains mystiques ressentent même une once de nostalgie pour les monarques corrompus et vénaux de l’ancien temps comme Farouk d’Egypte ou Zahir Shah d’Afghanistan ou Idris de Libye ou les Qajars perses – mauvais comme ils le furent, ils n’eurent au moins jamais aucune idéologie afin de pousser la « purification de la Foi » ! En réalité, le monarchisme traditionnel trouve toujours faveurs chez certains mystiques tels les soufis guénoniens ou les adhérents javanais du « Roi Juste » – mais même en leur accordant une quelconque sincérité et des intentions humaines, leurs idées ne sont pas praticables, et répugnantes à l’esprit libertaire de la Qiyamat.
On pourrait retirer une grande joie de la contemplation – imaginant – une version contemporaine du concept de justice sociale telle que propagée par Alamut. L’abolition de la Loi caractérise uniquement un autre « système politique » : l’anarchisme. De plus, l’idée de l’« Imam-de-son-propre-être » implique l’idée d’autogestion, d’autarcie : chaque être humain est un « roi » potentiel, et les relations humaines entretenues comme mutualité de « seigneurs libres ». Bien sûr, Alamut conserve une hiérarchie – mais l’armée anarchiste de Nestor Makhno le fit également. En outre, le communisme économique et la coopération entre des forteresses autonomes qui caractérisèrent la société nizarî ressemble quelque peu à certaines idées telles le syndicalisme et le « conseil des ouvriers ». En même temps, un mélange curieux d’anarchisme individualiste, de bakounisme et de mysticisme antinomien résume Alamut dans un langage politique moderne.
En « mettant à jour » la révolution d’Alamut, nous pourrions également essayer d’imaginer une version contemporaine valide du concept Alamut lui-même – l’enclave autonome protégée d’esprits libres, de guerriers et d’érudits. A l’âge des avions, des bombes et du contrôle étatique universel du territoire et des ressources, la notion semble assez impossible. L’or et les dagues ne suffisent plus à terrifier un monde qui est devenu insensible à force de marchandises sans fin et de génocides ; les déserts et les montagnes sont tous cartographiés, pas une seule vallée ou île isolée ne reste sans protection ou non taxée. Qu’en est-il alors des cachettes des survivalistes ? des îles artificielles ? des réseaux informatiques undergrounds ? de l’Antarctique ? des sous-marins ? des stations spatiales ? de la ceinture d’astéroïdes ?
En dehors des histoires de science-fiction et par manque de quelque changement catastrophique dans l’ordre général du monde, aucune de ces versions d’Alamut ne semble pratique ou faisable. Cependant, quelques bribes de la praxis ont survécues parmi les éléments de l’utopie. On peut toujours essayer autant d’amour, de liberté de pensée et d’expression, de justice et de tolérance que possible pour soi et les quelques rares personnes qui partagent notre vie. Être un « seigneur libre » en secret est préférable à être un esclave public, un complice volontaire de la répression et de l’injustice. Pour une lutte plus générale, l’histoire ismaélienne offre une réponse à la question de la tactique révolutionnaire en des temps d’impuissance apparente : la propagande. Selon la doctrine de lataqiyya ou de la Dissimulation, les ismaéliens sont autorisés à jouer la comédie ou à se déguiser à volonté afin de propager le message à garder en vie. Dans une telle situation, l’attentat ou l’assassinat politique, le terrorisme et la propagande par les faits peuvent se révéler très contre productifs. Ce qui compte c’est l’action à un niveau personnel et culturel – un « terrorisme poétique » si vous préférez – mais également de porter témoignage.
Par dessus tout, les derniers dévots d’Alamut peuvent avoir presque ressenti une obligation (si un esprit libre peut admettre un quelconque devoir) d’expérimenter la joie, et de ne pas la remettre à une vie après la mort ou à un quelconque futur. Dans cet « impératif » repose le besoin de se faire justice à soi-même, car ceux qui trichent envers eux-mêmes peuvent difficilement s’attendre à connaître comment interagir de manière juste (et belle) avec les autres. Ici encore l’ésotériste est capable d’imaginer une éthique qui demande beaucoup plus que toute loi morale ou civile, précisément car elle est basée sur l’expansion du moi afin d’inclure les autres plutôt que de les nier. Une pratique de cette sorte de politique de l’éros ne peut être totalement supprimée même par nos technarchies actuelles, par les mandarins inquisiteurs et les commissaires du désir hystérique.
Afin de libérer la « vie de tous les jours », de reprendre possession de notre histoire des mains de la société du Spectacle – l’Empire des Mensonges – ce projet commence avec l’extériorité individuelle et spirituelle dans l’amour afin d’embrasser les autres. Des ruines d’Alamut, l’Anti-Calife créé une archéologie catastrophique du désir – et à partir de cela, notre insurrection se créé elle-même.
L’anti-calife 2 © Peter Lamborn Wilson, traduction française par Spartakus FreeMann, Nadir de Libertalia, mars 2004 – août 2006 e.v.
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Notes :
[22] Fâtima (فاطمة [fāTima], qui est sevrée), fille de Mahomet et de sa première femme Khadija, est née à La Mecque vers 606 et morte à Médine en 632.
[23] Le dâ`i (arabe :داع [dā`i], agent recruteur ; propagandiste ; apôtre) est un missionnaire chargé de créer un réseau de partisans. Cette technique de propagande religieuse s’appelle da`wa. Ce type d’organisation a été utilisé par les kharijites pour s’installer au Maghreb (VIIe siècle). Ce sont les ismaéliens au Xe siècle qui vont systématiser cette technique jusqu’à l’instauration de la dynastie fatimide depuis la basse Kabylie.
[24] en français dans le texte.
[25] Du grec Koine αντι, contre, et νομος, loi, ou sans loi (ανομια), dans la théologie elle relève de l’idée que les membres d’un groupe religieux particulier ne sont sous aucune loi ou obligation d’obéir, ou sous aucune morale ou éthique. Les Antinomiens sont les opposés du légalisme.
[26] Les adamites (ou adamiens) étaient un mouvement religieux intermittent inspiré par la nostalgie du Jardin d’Eden. Rattachés au christianisme, les Adamites tentaient d’imiter Adam avant la chute. Observant une abstinence sexuelle stricte, ils rejetaient le travail et vivaient nus le plus souvent possible. Après une notoriété rapidement éclipsée dans l’Antiquité (IIe siècle après J.-C.), les Adamites réapparaissent en Europe vers la fin du XIIIe siècle, en Autriche, en Bohème et en Flandres mais les pillages dont ils se rendent coupables ainsi que leur doctrines théologiques indisposent les autorités. Persécutés, les Adamites tentent de survivre mais, avant la fin du XVe siècle, ils auront tous disparu. Le fond de leur proposition était que « l’homme doit être aussi heureux ici-bas qu’il sera un jour dans le ciel » (Campanella (1568) Cite du Soleil)
[27] Le Bouraq (براق [buraq], éclair) est un animal fantastique ailé représenté dans l’imagerie populaire avec le corps d’une cavale et le visage d’une femme. Il porte Mahomet de La Mecque à Jérusalem puis de Jérusalem au ciel au cours de l’épisode dit Isra et Miraj (signifiant respectivement en arabe : « voyage lointain » et « ascension »).
[28] Nyai Loro Kidul (« Reine du Sud, » aussi connue sous le nom de Kangjeng Ratu Kidul) est une déesse javanaise de la Mer du Sud.
[29] L’Islam orthodoxe comporte « 5 piliers » qui sont 5 obligations importantes qui doivent être respectées par toute personne responsable (pubère, saine d’esprit et ayant entendu l’appel de l’Islam). Le premier pilier, la Chahada, est l’attestation de foi de la croyance en Dieu, c’est la plus importante. Les prières : 5 quotidiennes (Salat, As-salaat). L’aumône : la zakat (Az-zakaat) est l’aumône aux plus pauvres dans les proportions prescrites. Le jeûne du mois de ramadan : (saoum, As-siyam) du lever du soleil à son coucher, le jeûne est prescrit. En cas de maladie qui l’empêcherait ou en état d’impureté (non tahar) (menstruation par exemple), ces jours doivent être rattrapés au cours de l’année. Il est recommandé de lire le Coran dans son intégralité durant ce mois, ainsi que l’a fait Mahomet. Le pèlerinage à La Mecque : (hadj, Al hajj) au moins une fois dans sa vie si le croyant ou la croyante en a les moyens physiques et matériels.
[30] La dynastie des Hachémites, est une famille de bédouins descendant du Prophète Mahomet régnant sur la Jordanie depuis le 10ème siècle environ.
[31] Les Qarmates ou (rarement) Karmates (arabe القرامطة ) sont une branche dissidente de l’ismaélisme. Ils sont tantôt décrits comme des révolutionnaires « communistes », tantôt comme une secte guerrière.
[32] La SAVAK (Persan : ساواک, acronyme de سازمان اطلاعات و امنیت کشور Sazeman-i Ettelaat va Amniyat-i Keshvar, Organisation pour l’Intelligence et la Sécurité Nationale) était le service de sécurité domestique et le service de renseignement de l’Iran entre 1957 et 1979.
[33] Cotton Mather (12 février 1663, Boston, Massachusetts, États-Unis – 13 février 1728, Boston, Massachusetts, États-Unis) était un ministre du culte puritain, auteur prolifique et pamphlétaire, fils du révérend Increase Mather. Cotton Mather appuya son père lorsque celui mettait en garde les juges des procès des sorcières de Salem contre la recevabilité des témoignages de spectres (témoignages de victimes de sorcellerie affirmant avoir été attaquées par un fantôme prenant la forme de quelqu’un qu’elles connaissaient). Il eut également un rôle éminent dans la promotion du vaccin contre la variole, bravant la désapprobation de la communauté puritaine et allant jusqu’à inoculer son propre fils, qui faillit en mourir.
[34] Le wahhabisme est une forme rigoriste de l’islam sunnite qui se fonde sur l’enseignement de Mohamed ibn Abd al-Wahhab (1703 – 1792) ; elle est dérivée du hanbalisme. Il s’agit de la principale forme de fondamentalisme musulman dans le monde contemporain. Le texte fondateur de cette forme de l’islam est le Kitab at-tawhid (en arabe, le Livre du monothéisme). Le mot wahhabisme (wahhabiyyah en arabe) a été forgé par les détracteurs soufis d’Ibn Abd-Al Wahhab, reprenant le nom d’une ancienne secte kharidjite. Ses adeptes ont toujours refusé cette appellation.
Cet article a été modifié le 15 mars 2020